CHAMAN par Frédéric VITOUX de l’Académie française

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Il faut prendre la littérature très au sérieux. Mais il n’est pas indispensable de se prendre soi-même, trop au sérieux, en s’adonnant à la littérature. Au contraire même ! Les écrivains que j’aime jouent avec les mots, les sons, les rythmes, ils cabriolent, ils sont graves, bien sûr, mais leur gravité se pulvérise dans de grands éclats de rire.

Prenons un mot sérieux, par exemple, qui touche presque à la magie, à l’indicible, à ce qui relie les hommes au monde de l’esprit, à ce qui les dépasse, le mot « chaman » qui désigne celui qui, dans une communauté, est chargé en quelque sorte d’une médiation entre les siens, sa famille, ses amis, son groupe et l’au-delà où tourbillonnent les fantômes, les dieux, l’indicible, peu importe !

Eh bien Franck Hercent s’empare de ce mot, il le décortique comme un écureuil une noisette, et il en retire d’abord sa première et délectable syllabe, cha… ou chat, si vous préférez.

Le jeu commence, l’impertinence, la sarabande, la pure fantaisie, mais pour déboucher sur quelque chose de sérieux ou d’essentiel même comme la littérature – cette rêverie poétique qui, toujours, nous console et nous libère.

Le chat, serait-il donc un chaman, un intercesseur avec le monde spirituel, avec l’indicible ? Tous ceux qui ont eu le privilège de vivre avec eux, le savent bien : les chats se retranchent dans leurs mystères, ils nous laissent entrevoir un autre monde où nous n’auront jamais accès. Baudelaire ne s’y était pas trompé. Et Céline non plus qui, de son chat, Bébert, affirmait : « c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes. »

Un jour, à déjeuner, le poète et dramaturge René de Obaldia m’a dit, avec sa gravité et sa jeunesse de vieil homme éternellement rieur (on le fêtait pour son centième anniversaire !) : « Le chat : une sentinelle de l’invisible. »

Rieur, c’est un mot que je retiendrai aussi à propos de Franck Hercent. Rieur comme un saltimbanque de la poésie.

Il manipule les mots, les lance, les rattrape, tel un jongleur, il les escamote. Il les fait réapparaître aussi sous une autre forme, tel un illusionniste, il s’amuse avec son « matou manitou » qui fait des grâces et mille promesses à sa belle chartreuse. Les mots, les grappes de mots sont des notes qu’il enchaîne en libre improvisation, qu’il compresse, qu’il dilate, avec lesquels on dirait aussi qu’il danse.

Franck Hercent aime le jazz. Cela se sent. Mieux, cela s’entend quand on le lit. Il prend des solos, enchaîne avec des duos, des trios, quand intervient la voix de basse du riverain, qui n’en peut plus de tout ce boucan des chats, mis en scène dans le voisinage. Et on s’en amuse de bon cœur.

Je pense à Rossini, qui prenait, lui aussi, la musique très au sérieux, sans se prendre trop au sérieux, quand il composait, et qui s’amusa un jour à écrire son célébrissime « duo des chats ».

De son côté, Franck Hercent fait donc jazzer sa prose, ses vers, son théâtre poétique. Il est rieur comme un pape ou sérieux comme un baladin. Il est inattendu, surtout quand il semble s’abandonner, stylo en main (le stylo est un instrument de musique comme un autre) à ses vagabondes improvisations.

Et je ne vous dis rien de la coda de son « Chaman », une pirouette au parfum doux-amer…

Frédéric Vitoux de l’Académie française

franck ofloCHAMAN par Frédéric VITOUX de l’Académie française

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